Marche nationale contre l'antisémitisme: Discours de Joël Rubinfeld

Joël Rubinfeld |


Le dimanche 10 décembre 2023, la Marche nationale contre l'antisémitsme a réuni plus de 4000 personnes à Bruxelles dans l'esprit de la devise nationale: L'union contre l'antisémitisme fait la force. Ci-dessous le verbatim du discours du président de la Ligue belge contre l'antisémitisme (voir la vidéo)


Comment en sommes-nous arrivés là? Comment se fait-il que des Belges juifs sont à nouveau agressés verbalement et physiquement parce que juifs, que des tombes juives sont profanées, ou que des tags antisémites maculent les murs de nos villes?

Comment en sommes-nous arrivés là? Comment se fait-il que certaines écoles publiques ou universités du Royaume se vident progressivement de leurs étudiants juifs sans qu’une réponse forte soit apportée pour endiguer cet exode silencieux?

Comment en sommes-nous arrivés là? Comment se fait-il que des Belges juifs changent leur patronyme sur leur compte Uber, retirent la mezouza de leur porte d’entrée, ou dissimulent l’étoile de David qu’ils ont au cou?

Comment en sommes-nous arrivés là? Comment se fait-il qu’une proportion inquiétante des Belges juifs a déjà quitté notre pays à cause d’un antisémitisme d’atmosphère qui croît sans discontinuer depuis une vingtaine d’années, ce dont témoigne la hausse de 1000% d’actes antisémites recensés dans notre pays ces deux derniers mois?

Comment en sommes-nous arrivés là? Comment se fait-il que certains s’échinent à diluer la lutte contre l’antisémitisme dans celle contre tous les racismes? N’est-il donc plus possible de marcher contre l’homophobie, les violences conjugales ou chaque racisme en particulier sans devoir y joindre toutes les causes? Bien sûr que c’est possible, c’est même la règle. Alors pourquoi en irait-il différemment s’agissant de la haine des Juifs?

La genèse de cette faillite de notre démocratie remonte à l’aube de ce millénaire, plus précisément au mois de septembre 2000 avec le déclenchement là-bas de la seconde intifada qui a impacté ici la vie de ma communauté. Depuis, les Belges juifs ont appris tant bien que mal à vivre au rythme de ce conflit lointain de 4.000 kilomètres. Mais ce qui se passe depuis le 7 octobre dernier est différent, l’antisémitisme a changé de nature.

Alors que faire? D’abord comprendre que l’antisémitisme mute comme le fait un virus, à défaut de quoi le combat est perdu d’avance. Aujourd’hui c’est à sa troisième mutation historique qu’on a affaire, un nouvel antisémitisme particulièrement pernicieux car il s’exprime dans la langue des droits de l’homme. Platon a dit que “la perversion de la cité commence par la fraude des mots”. Nous devons opposer aux fraudeurs une tolérance zéro avant que notre cité ne soit irrémédiablement pervertie.

Il faut également évacuer l’argument fallacieux brandi par les antisémites contemporains, argument selon lequel on voudrait les faire taire en qualifiant d’antisémite toute critique d’Israël. Les choses sont pourtant simples: critiquer la politique du gouvernement de l’État d’Israël n’est pas antisémite. Dire le contraire est stupide car cela reviendrait à qualifier la moitié des Israéliens d’antisémites. Ce n’est que lorsque cette critique franchit la ligne rouge des 3D théorisés par le refuznik Natan Sharansky qu’elle devient antisémite: le D de Délégitimation, le D de Diabolisation et le D de Double standard.

Pourquoi parler d’Israël alors que ce qui nous rassemble aujourd’hui est la dénonciation de l’antisémitisme en Belgique? Précisément parce que c’est sur le dos de l’État juif que se nourrit la Bête immonde dans nos rues, sur les écrans, les campus, au Parlement et jusqu’à certains membres de l’exécutif. Le philosophe Vladimir Jankelevitch le disait il y a cinquante ans déjà: “L'antisionisme offre enfin à l'ensemble de nos concitoyens la possibilité d'être antisémite tout en étant démocrate.”

Alors je veux dire à ceux qui à gauche ou à l’extrême-gauche servent aujourd’hui de courroies de transmission à l’antisémitisme contemporain, qu’ils trahissent les principes qu’ils prétendent défendre, qu’ils ne peuvent décemment rendre hommage aux Juifs morts tout en abandonnant à leur sort les Juifs vivants, et aussi leur rappeler cette mise en garde prophétique du révolutionnaire français Pierre Vergniaud: “Comme Saturne, la révolution dévore ses propres enfants”.

Je veux dire à ceux qui à l’extrême-droite se profilent non sans cynisme comme étant les “boucliers” des Juifs, que nous ne voulons pas de leur protection. Nous savons ce que leurs ancêtres idéologiques ont fait subir à nos ancêtres biologiques. Nous savons aussi qu’ils ciblent aujourd’hui d’autres groupes humains pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font. Les Juifs ont trop souffert de l’essentialisation pour céder à leur tour à ces sirènes de la haine. On ne guérit pas de la peste avec le choléra. On meurt des deux.

Je veux enfin m’adresser à ceux qui restent indifférents à cette menace existentielle pour notre démocratie qu’est l’antisémitisme, pensant que tout cela ne les concerne pas. S’ils ne se mobilisent pas pour nos enfants, qu’ils le fassent pour leurs enfants car l’Histoire l’a démontré: les totalitarismes s’en prennent d’abord aux Juifs avant de s’en prendre à tous.

Mon père a fui sa terre natale l’Autriche, pour échapper au nazisme. Mon grand-père a fui sa terre natale la Pologne, pour se sauver des persécutions antisémites. Mon arrière-grand-père a fui sa terre natale la Russie, à cause des pogroms. Mon histoire familiale parle pour nombre de mes coreligionnaires. Comme eux je pensais que cette tradition de la valise appartenait au passé. Aujourd’hui je m’interroge. Aujourd’hui nous nous interrogeons.

Un ancien Premier ministre a dit que “la Belgique sans les Juifs n’est pas la Belgique”. C’est cela qui est en jeu aujourd’hui, au-delà du seul destin de la composante juive de la communauté nationale. J’exprime avec force le souhait que demain, 11 décembre, sera différent d’hier, 9 décembre, que ceux qui se sont fourvoyés comprennent qu’on ne peut marcher aujourd’hui contre l’antisémitisme pour ensuite l’accompagner ou s’en accommoder les 364 autres jours de l’année, que les indifférents prennent toute la mesure de la métaphore du canari juif dans la mine belge, et que les mobilisés se mobilisent plus encore. Car sans cela le combat sera vain.