Le génocide en chanson
Christophe Goossens, avocat et président de la Commission juridique de la Ligue belge contre l’antisémitisme, analyse le contenu de la chanson incitant à la violence antisémite postée par Rajae Maouane, co-présidente du parti Ecolo, sur son compte Instagram le 11 mai 2021.
Le 11 mai dernier, Mme Rajae Maouane, co-présidente d’Ecolo et conseillère communale à Molenbeek, diffusait sur Instagram un extrait d’une chanson intitulée «Wein Al Malayeen» interprétée par Julia Boutros, chanteuse libanaise connue pour sa proximité avec le Hezbollah et le régime dictatorial de Bachar Al-Assad.
Mme Maouane a reconnu une «maladresse» et s’est défendue en relevant que cette chanson était «extrêmement populaire dans le monde arabe» et qu’elle «existait même avant [sa] naissance»1. Elle s’est par ailleurs étonnée de la «violence» des réactions suscitées par cette diffusion, dont celle de la Ligue belge contre l’antisémitisme.
On ne peut cependant pas apprécier la portée de cet incident sans s’intéresser au contenu de la chanson diffusée par Mme Maouane.
On en trouvera une traduction en anglais ici. Datant des années 80, la chanson a pour thème l’indifférence supposée du monde arabe envers les Palestiniens, et sous couvert d’images plus ou moins poétiques, elle encourage dès ses premières lignes les Arabes à la lutte armée:
«Où sont les millions? Où est la jeunesse arabe? Où est la colère arabe? Où est le sang des Arabes? Où est l’honneur des Arabes?»
La chanson est émaillée de références guerrières:
«J’ai une mitraillette dans la poitrine (...). Le feu de la révolution est plus intense et son prix plus élevé. Nous serons les vainqueurs (...). Hors des prisons nous combattons, nous ne nous inclinons pas, nous ne renonçons pas.»
Ces seules références à la lutte armée auraient dû conduire la co-présidente d’un parti qui se veut non-violent et pacifiste à s’en détourner avec horreur. Nulle trace ici de recherche de la paix, de compromis ou de réconciliation. Il s’agit de l’opposition frontale et armée, qui doit se terminer par la victoire arabe sur l’ennemi.
Mais ce qui est plus inquiétant encore, ce sont les appels à peine voilés au génocide qui ressortent de deux couplets de la chanson.
«Allah est avec nous, plus fort et plus grand que les fils de Sion», dit le texte.
L’ennemi est ainsi nommé: ce sont les fils de Sion, c’est-à-dire les Juifs. En faisant appel à Allah, la chanson donne une tonalité religieuse à la guerre antijuive à laquelle elle invite.
Cette tonalité religieuse est renforcée par un second extrait:
«Nous sommes les justes et nous sommes la révolution
Et ils sont les amis des éléphants
(…) Les oiseaux d’Ababil
Nous devons leur jeter des pierres
Des pierres de l’enfer».
L’allusion aux éléphants et aux «oiseaux d’Ababil» paraîtra cryptique pour un profane, mais pas pour un lecteur du Coran. Elle fait en effet référence à la sourate 105, intitulée Al-Fil («L’éléphant»).
Cette brève sourate se traduit de la façon suivante:
«N'as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi envers les gens de l'éléphant.
N'a-t-Il pas rendu leur ruse complètement vaine?
et envoyé sur eux des oiseaux par volées
qui leur lançaient des pierres d'argile?
Et Il les a rendus semblables à une paille mâchée.»2
Guillaume Dye, professeur d’islamologie à l’ULB, écrit ceci à propos de cette sourate: «On retrouve ici un topos omniprésent dans le Coran: la destruction d’un peuple ou d’un groupe (...) par Allah»3.
La chanson prise dans son ensemble, avec ses références bien comprises, s’interprète donc comme un appel à réserver aux fils de Sion, entendez les Juifs, le sort qu’Allah avait réservé aux «gens de l’éléphant»: l’annihilation complète.
Il ne s’agit donc pas moins que d’un appel au génocide des Juifs. Et le plus effrayant est sans doute, comme le relève Mme Maouane, que la chanson est très populaire dans le monde arabe.
Elle est aussi diffusée sans réserve sur diverses plates-formes, comme Spotify, YouTube, ou Dailymotion, que l’on a connues plus vigilantes en présence d’appels à la haine en d’autres langues que l’arabe.
Qu’un tel appel au génocide des Juifs ait pu être diffusé par la co-présidente d’un grand parti politique belge – supposé pacifiste de surcroît – sans que cela ne provoque de séisme politique est un mystère qui devrait interpeller tous ceux qui se sentent concernés par le racisme et l’antisémitisme.
Ce mystère est encore plus sidérant lorsque l’on sait que Mme Maouane est élue à Molenbeek, commune que le journal Le Monde avait qualifiée de «base arrière du djihadisme européen», en observant que Mehdi Nemmouche, auteur de l’attentat de 2014 contre le Musée juif de Belgique, y avait séjourné, et que c’est de là que provenaient les armes ayant servi, en janvier 2015, à exécuter les journalistes de Charlie Hebdo et les otages, tous juifs, du magasin cacher4.
C’est aussi de Molenbeek que proviennent quatorze prévenus ayant comparu ce 4 juin 2021 devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour leur participation, à des degrés divers, aux attentats de Paris de novembre 20155.
Et c’est précisément dans cette commune qu’une femme politique de premier plan, conseillère communale, ancienne députée bruxelloise, co-présidente d’un parti au gouvernement à tous les niveaux de pouvoir, diffuse un appel au génocide des Juifs à ses 4.217 followers sur Instagram!
Le 15 mai 2021, quatre jours après Mme Maouane, des manifestants appelaient au meurtre des Juifs dans les rues de Bruxelles, là aussi en arabe et au travers de références islamiques5. Comment leur reprocher d’avoir si bien suivi l’exemple de l’«élite» incarnée par Mme Maouane? Ils ont répondu à l’appel.
En Europe, les auteurs des attentats antisémites de ces dernières années (Toulouse, Bruxelles, Paris, Copenhague) étaient tous des islamistes, le plus souvent issus du monde arabe6. Certaines études sociologiques tendent à montrer la banalisation des préjugés antisémites parmi la population belge de confession musulmane7, la RTBF ayant même tiré d’une de ces études, il y a quelques années, que «la moitié des élèves musulmans à Bruxelles est antisémite»8.
Si l’on veut enrayer la diffusion de ces préjugés et mettre un terme à la violence antisémite, nos élus doivent commencer par montrer l’exemple, et éviter de jeter de l’huile sur le feu. C’est encore plus vrai lorsqu’ils diffusent des messages en arabe. La «maladresse» alléguée par Mme Maouane est ici inexcusable. Aurait-on aussi bien toléré chez Ecolo qu’un élu diffuse une chanson appelant à l’extermination des Arabes ou des noirs, au prétexte d’une «maladresse»?
La diffusion par un élu de premier plan, dans une commune à forte présence musulmane, d’un message en arabe appelant au génocide des Juifs est gravissime et ne saurait être minimisée. Un sursaut citoyen est nécessaire, avant qu’il ne soit trop tard.
(1) “Rajae Maouane: «Défendre le port du voile ou le droit à l’avortement rejoint un combat commun en faveur des minorités»”, La Libre, 31 mai 2021.
(2) Traduction issue de Coran en Ligne.
(3) “The Qur’an Seminar Commentary”, éd. De Gruyter, 2017, p. 433.
(4) “La Belgique, base arrière des djihadistes européens”, Le Monde, 15 novembre 2015.
(5) “Les petites mains de Molenbeek jugées pour les attentats de Paris”, La Libre, 4 juin 2021.
(6) “Des chants antisémites durant la manifestation de samedi au centre-ville”, BX1, 16 mai 2021. Le caractère antisémite de ces slogans a été confirmé par la cour d’appel d’Anvers dans un arrêt du 21 mars 2019 (voir Rapport annuel 2019 Unia, p. 25).
(7) À la seule exception de l’attentat de Halle-sur Saale, en Allemagne, en 2019, commis par un néonazi.
(8) “Bruxelles: les jeunes musulmans ont trois fois plus de préjugés homophobes, antisémites et sexistes que les non croyants”, Le Vif/L'Express, 5 novembre 2020.
(9) “La moitié des élèves musulmans à Bruxelles est antisémite”, RTBF, 12 mai 2011.