Antisémitisme, Israël: le grand malentendu

Joël Rubinfeld |


Opinion de Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l'antisémitisme, publiée dans Le Monde.


Les leçons à tirer de la tuerie de Bruxelles énumérées par Joël Rubinfeld, le président de la Ligue belge contre l'antisémitisme (LBCA).

L'attentat contre le musée juif de Belgique confirme tragiquement la réalité de la menace de la filière djihadiste syrienne. Aujourd'hui, on sait qu'un millier d'apprentis terroristes belges et français formés à l'école du djihadisme en Syrie pourraient, en toute hypothèse, frapper à nouveau sur le sol européen. Mais là n'est pas l'unique enseignement de l'attentat antisémite perpétré le 24 mai dernier à Bruxelles.

A la Ligue belge contre l'antisémitisme (LBCA), nous avons reçu de nombreux messages de soutien, toutes confessions confondues. Cette communion dans le recueillement s'est également exprimée sur les réseaux sociaux. Toutefois, il n'est pas rare d'y trouver des messages de sympathie assortis d'un questionnement sur la responsabilité de l'Etat juif dans la résurgence de l'antisémitisme.

Un exemple parmi d'autres nous en est donné par Robert B. qui, suite à la publication dans le quotidien belge Le Soir du 4 juin d'une opinion de l'avocat de la LBCA Christophe Goossens, titrée «Antisémitisme: tolérance zéro», a posté sur le mur Facebook de ce dernier le message suivant: «Superbe texte. Mais, mes amis juifs et autres, osera-t-on la question suivante sans faire hurler: La politique de l'Etat d'Israël ne contribuerait-elle pas à nourrir cet antisémitisme au lieu de le combattre?»

Serait-ce à dire qu'Israël, garant ultime du «Plus jamais ça», est aujourd'hui devenu pour certains une des causes de la résurgence de l'antisémitisme dans nos contrées? D'aucuns diront qu'avec des amis comme Robert B., les juifs n'ont plus besoin d'ennemis. Je pense que ce serait là une erreur. D'abord parce que rien ne permet de douter de la sincérité de ce dernier. Ensuite, parce que son propos exprime une pensée largement répandue auprès de certains de nos concitoyens dont l'engagement antiraciste ne saurait être questionné.

L'antiracisme: c'est ici précisément que réside le «grand malentendu». Avant d'y venir, deux remarques préliminaires s'imposent. Primo, critiquer la politique israélienne n'est, à l'évidence, pas antisémite. Prétendre le contraire reviendrait notamment à considérer que la majorité des Israéliens sont eux-mêmes antisémites. Je dirais même qu'Israël doit être critiqué, dans la même mesure que doivent l'être toutes les démocraties afin d'en améliorer leur fonctionnement.

Secundo, cette tentative de dissiper ce «grand malentendu» ne s'adresse pas à ceux qui se cachent derrière l'antisionisme pour distiller un antisémitisme inavouable. Non, ce texte s'adresse à ceux qui, de bonne foi et sur base de mauvaises informations, participent involontairement à la diabolisation d'Israël et, ce faisant, à la banalisation de l'antisémitisme contemporain. Ces précisons faites, venons-en au «grand malentendu».

Après les deux guerres mondiales qui, le siècle précédent, ont ravagé notre continent, l'Europe a salutairement développé un mécanisme éducatif – l'antiracisme – pour prévenir la répétition des tragédies passées. Dans ce mécanisme, le mal absolu est incarné par une personne, Adolf Hitler, et par un régime, le Troisième Reich. Dès lors, tout ce qui s'apparenterait au nazisme et à ses complices – les collabos – doit être combattu sans merci. Aucun compromis, aucune paix n'est possible avec le nazisme: il doit être éradiqué.

Ici rentrent en jeu les crypto-antisémites qui, au sortir de la seconde guerre mondiale, ont substitué l'Etat juif à l'individu juif et se sont, depuis, ingéniés à contaminer les esprits des véritables antiracistes en nazifiant Israël, en faisant des anciennes victimes les nouveaux bourreaux. Pour y parvenir, ils réservent leur «indignation» à l'unique démocratie (selon nos critères européens) du Moyen-Orient. C'est en effet «au nom de l'antiracisme» que ceux-ci condamnent sans relâche les moindres faits et gestes d'Israël et font la promotion de son boycott – on soulignera au passage la troublante coïncidence qui veut que, parmi les quelques 200 Etats membres que compte l'ONU, le seul pays soumis à cette menace est également le seul Etat juif de cette Assemblée.

Concomitamment, ils font systématiquement l'impasse sur le caractère d'inspiration nazie des ennemis aux frontières d'Israël. Si l'accusation paraît rude, les faits n'en sont pas moins éloquents. Quid en effet du Hezbollah libanais et de certaines milices armées palestiniennes qui défilent, Kalachnikov au poing, en faisant le salut nazi? Quid encore de la charte du Hamas qui reprend à son compte les poncifs éculés de l'antisémitisme («Avec leur argent, ils ont mis la main sur les médias du monde entier. (…) Avec leur argent, ils ont mis sur pied des sociétés secrètes comme les francs-maçons, les clubs Rotary, les Lions (…) afin de saboter les sociétés et servir les intérêts sionistes.», art. 22) et puise son idéologie dans le livre de chevet d'Adolf Hitler («Le plan sioniste (…) se trouve dans “Les Protocoles des Sages de Sion” et leur conduite présente est une bonne preuve de ce qu'ils avancent.», art. 32)?

Mais, si par cette inversion accusatoire Israël est un Etat nazi et les juifs de diaspora leurs collabos, quelle solution autre que «finale» méritent-ils que nous leur réservions, nous Européens biberonnés à l'antiracisme qui avons précisément le nazisme et ses soutiens comme ennemis absolus?

Tel est l'autre enseignement qu'il faut retenir de l'actualité récente: si on entend sincèrement lutter contre l'antisémitisme, si on veut se donner une chance de remporter la victoire contre ce fléau qui risque à terme de faire vaciller notre démocratie paresseuse sur ses bases, si on veut redonner confiance aux 40% des Belges juifs et aux 46% des Français juifs qui, d'après le récent sondage spontané de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, envisagent de «quitter leur pays parce qu'ils ne s'y sentent plus en sécurité en tant que juifs», on ne pourra faire l'économie d'un profond réexamen de l'actualité proche-orientale et, en définitive, d'une requalification du conflit israélo-arabe.

Si les acteurs politiques, médiatiques, associatifs et académiques ne mesuraient pas l'urgence d'un tel impératif et si on laissait ce «grand malentendu» s'épanouir plus encore dans le cœur et l'esprit de nos concitoyens directement concernés par ce problème, l'antisémitisme ne pourra pas être endigué. Toute mesure prise ne serait alors qu'un emplâtre sur une jambe de bois, les principes fondateurs de nos démocraties européennes continueront d'être minés et l'exode silencieux des juifs d'Europe se poursuivra, inexorable. Et ceux qui se réjouiraient d'une telle perspective feraient bien se replonger dans les livres d'Histoire pour se rappeler que si les antisémites commencent avec les juifs, ce n'est jamais avec eux qu'ils en finissent.

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