Peut-on être juif à l'ULB?
Carte blanche de Me Christophe Goossens, président de la Commission juridique de la Ligue Belge contre l'Antisémitisme (LBCA) et ancien étudiant à l’ULB, publiée dans Le Soir du 11 mars 2015.
Le 4 mars dernier, des étudiants juifs ont été pointés du doigt et insultés, aux cris de «sionistes, fascistes». Un incident supplémentaire, qui vient s’ajouter à la longue liste d’actes antisémites perpétrés ces derniers mois en Europe. Pour être à la hauteur de ses valeurs, l’ULB devrait affirmer qu’il n’y a pas de place, en son sein, pour des mouvements prônant la discrimination anti-israélienne.
Peut-on être juif à l'ULB? La question paraîtrait saugrenue tant les Juifs aiment l’ULB. La plupart des Juifs de Belgique ont toujours vu l’Université Libre de Bruxelles comme celle où il est naturel qu’ils étudient ou qu’ils enseignent, celle où ils veulent que leurs enfants s’y forment l’esprit. Ils la voient souvent comme leur université et ont pour elle un attachement sentimental profond. Sans doute parce que les valeurs de l’ULB, et en particulier le libre-examen, rejoignent les fondements traditionnels de la pensée juive, qui est rebelle, subversive, rétive à l’argument d’autorité, en un mot: libre.
Est-ce en train de changer? Pourquoi, aujourd’hui, de nombreux Juifs diplômés de l’ULB disent-ils qu’ils préfèrent que leurs enfants étudient dans d’autres universités, souvent à l’étranger, plutôt qu’à l’ULB dont ils sont issus? Cette question est existentielle pour l’avenir de la communauté juive de Belgique: lorsque les enfants étudient à l’étranger, ils y restent bien souvent, de sorte que l’on risque d’assister à un lent exode des Juifs de Belgique s’ils ne peuvent plus se sentir chez eux à l’ULB.
Le 4 mars dernier, à l’occasion d’une manifestation anti-israélienne organisée par le comité BDS, des étudiants ont été pointés du doigt, apostrophés, insultés, aux cris de «sionistes, fascistes, c’est vous les terroristes». Le motif? Ces étudiants sont membres de l’Union des Etudiants Juifs de Belgique, ou supposés tels. Comme le montrent les images tournées par un étudiant, ces invectives n’étaient pas des slogans de manifestation formulés de manière générale contre le sionisme. C’étaient des insultes expressément dirigées contre des étudiants physiquement présents, contre des jeunes qui n’ont pu qu’écouter passivement les cris de haine ainsi aboyés contre eux.
Certes, ces insultes désignaient les étudiants comme «sionistes», et pas comme Juifs. D’aucuns en déduisent que ces insultes n’avaient rien d’antisémite. Mais quel degré d’aveuglement faut-il avoir atteint pour croire encore en 2015 à de telles balivernes? Si l’on insulte des étudiants parce qu’ils sont membres de l’Union des Etudiants Juifs de Belgique, on les insulte parce qu’ils sont juifs.
Avant les attentats de Toulouse, de Bruxelles, de Paris et de Copenhague, cela faisait des années qu’avec d’autres, nous tirions la sonnette d’alarme: l’antisémitisme va tuer. Ici. Dans des écoles juives. Dans des synagogues. Partout où les antisémites penseront trouver des juifs. On tuera des enfants juifs au nom de la défense des enfants palestiniens, disions-nous. Les antisémites tueront au nom de l’antisionisme.
Cela faisait des années que nous disions que l’antisionisme était le nez creux de l’antisémitisme, le visage honorable de la haine. On nous disait que pas du tout, que nous avions tort de prendre toute critique d’Israël pour de l’antisémitisme. Nous répondions que nous n’avions aucune difficulté avec la critique de la politique israélienne, mais bien avec la diabolisation d’Israël. L’obsession anti-israélienne entraîne par répercussion un climat d’hostilité envers les Juifs de diaspora qui, de manière presque unanime, se sentent solidaires à des degrés divers avec le peuple israélien.
Nous disions que l’hystérie anti-israélienne était irresponsable et que l’incendie était garanti si l’on continuait à jeter de l’huile sur le feu. Nous aurions aimé avoir eu tort. Nous aurions voulu crier au loup et que le loup ne vienne jamais. Mais il est venu. Les faits nous ont malheureusement donné raison.
Nous pensons qu’il y a aujourd’hui deux attitudes possibles face à la tragédie qui est en train de se jouer à l’ULB. La première consiste à faire de l’intellectualisme à deux sous, en jouant sur les mots, en disant que si l’antisionisme consiste en une simple opposition à la politique israélienne, il est acceptable, tandis que s’il s’agit d’antisémitisme déguisé, il est condamnable. La charge de la preuve incombant bien entendu aux Juifs, puisqu’ils sont les accusateurs. C’est l’attitude adoptée par le rectorat de l’ULB, qui non content d’avoir reconnu les objectifs haineux du comité BDS comme compatible avec ses valeurs, a fait pression sur les étudiants juifs invectivés pour les forcer à signer un communiqué «apaisant», dans lequel, en réalité, les insultés sont contraints à tendre la main aux insulteurs. Le rectorat de l’ULB se croit ainsi parfaitement équitable: pensez, on va organiser des débats dans lesquels le même temps de parole sera donné aux Juifs et aux antisémites/antisionistes. On semble ainsi oublier le lien de cause à effet entre l’hystérie anti-israélienne et les attentats antisémites. Cette causalité est pourtant assumée par les auteurs des attentats eux-mêmes, qui ont systématiquement justifié leurs meurtres par leur opposition à la politique israélienne.
La tactique de l’apaisement adoptée par le rectorat, destinée à étouffer le scandale, est une compromission qui trahit les valeurs de l’ULB. Elle est vouée à l’échec. Lorsqu’on ne voit pas la haine pour ce qu’elle est, qu’on se voile la face, que l’on ne met pas de mots sur les actes, qu’on accepte tous les jeux sémantiques, on est condamné à subir. Encore dix ans, et il n’y aura plus de Juifs à l’ULB.
L’autre solution consiste à reconnaître l’antisionisme pour une forme d’antisémitisme, comme le fait par exemple le premier ministre français, Manuel Valls. Comment qualifier autrement le fait de dénier au seul peuple juif le droit à l’auto-détermination, alors qu’on le reconnaît pour tous les autres peuples de la terre?
Pour être à la hauteur de ses valeurs, l’ULB devrait affirmer qu’il n’y a pas de place, dans l’université du libre-examen, pour des mouvements prônant la discrimination anti-israélienne, encourageant à la diabolisation et pratiquant l’insulte. Pense-t-on sérieusement que l’ULB tolèrerait un cercle dans lequel on encouragerait à boycotter les commerçants, entreprises, artistes, professeurs, étudiants et universités marocains et turcs sous prétexte d’opposition à la politique des gouvernements marocain et turc? Un cercle qui hurlerait aux membres du Cercle des étudiants arabo-européens: «musulmans, fascistes, c’est vous les terroristes»? Y aurait-il un seul intellectuel pour dire qu’il ne s’agit pas de racisme? Trêve de faux-semblants: BDS incarne le naufrage de certains intellectuels d’extrême-gauche, qui se vautrent dans l’antisémitisme, ce «socialisme des imbéciles». Ceux qui aiment sincèrement l’ULB doivent pouvoir lui dire, avec amitié mais aussi avec franchise, que son rectorat s’égare en tolérant de telles dérives.