Céline, activiste et délateur hitlérien
Philosophe, politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff est directeur de recherche au CNRS rattaché au Centre de recherche politique de Sciences Po (CEVIPOF), à Paris, et membre du Comité d'honneur de la Ligue Belge contre l'Antisémitisme (LBCA). Cette interview est parue dans Le Monde du 8 février 2017.
Dans un livre fleuve, Céline, la race, le Juif, le philosophe et sociologue Pierre-André Taguieff et la spécialiste de littérature Annick Duraffour montrent que l’auteur de Voyage au bout de la nuit (1932) fut non seulement un antijuif convaincu mais un militant puis un agent actif de l’Allemagne nazie, avant d’encourager, après-guerre, les premiers pas du négationnisme.
Avez-vous voulu en finir avec la légende de Céline «écrivain maudit»?
Annick Duraffour Après la guerre, c’est Céline lui-même qui s’emploie à substituer l’image de l’écrivain maudit à celle du salaud. Il s’agit pour lui de retrouver, en France, éditeurs et audience malgré l’opprobre dont il est l’objet dans les milieux de la Résistance. La posture de l’écrivain «génial», voué à la seule «petite musique», a pour fonction de faire oublier qu’il fut «le plus utile défenseur du rapprochement entre la France et l’Allemagne nationale-socialiste» − c’est ainsi que Fernand de Brinon [1885-1947, importante personnalité de la collaboration] présente son «ami» à Karl Bömelburg, le chef de la Gestapo.
Pour enterrer les faits et réintégrer la société française, Céline s’emploie à inverser les rôles, à traiter ses accusateurs en persécuteurs, à inventer la haine jalouse de son style. Les jérémiades et l’allure de clochard déguenillé finissent de persuader les imaginations, toujours naïves.
Pierre-André Taguieff Notre objectif a été de contribuer à la démythologisation de la question Céline, plus d’un demi-siècle après la mort de l’écrivain. Ce travail critique a été exemplairement commencé par Alice Kaplan avec Relevé des sources et citations dans «Bagatelles pour un massacre» (Le Lérot, 1987) et poursuivi par Odile Roynette (Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), Les Belles Lettres, 2015).
Il s’agissait pour nous à la fois d’établir les faits et de poser le problème plus général, sur ce cas exemplaire, de la responsabilité morale et politique de l’écrivain. Car, dans la légende célinienne, le culte du «style pur» a permis d’imposer l’image de l’écrivain «génial», irresponsable et intouchable, magnifiquement «infréquentable», admirablement «réfractaire». Cette esthétisation va de pair avec une dépolitisation de la trajectoire de Céline, qui fut, en dépit de ses dénégations d’après-guerre, un écrivain engagé, mu par des idées et des passions politiques. «Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas», écrit-il à Robert Brasillach au printemps 1939.
Certains pensent que la focalisation sur le cas du seul Céline conduit à occulter la responsabilité d’autres écrivains qui ont également diffusé l’antisémitisme à la même époque. L’affaire Céline aurait ainsi pour effet de maintenir ceux-là dans le panthéon littéraire. Qu’en pensez-vous?
P.-A. T. Je retournerais volontiers l’argument: en mettant dans le même sac Céline et les autres écrivains de son époque qui donnaient plus ou moins dans l’antisémitisme, on risque de rendre Céline aussi «fréquentable» que les frères Tharaud ou Paul Morand, voire André Gide. En faisant comme s’il n’y avait pas une forte exceptionnalité célinienne dans le paysage antijuif global, on «noie le poisson», on fait de Céline un antijuif «modéré». L’antisémitisme de salon est sans doute détestable, mais il y a des périodes de l’Histoire qui imposent de peser la nocivité des uns et des autres.
Dans l’espace de l’antisémitisme de plume des années 1930, on rencontre des extrémistes marginaux (Henry Coston, Henri-Robert Petit, Louis Darquier, Jean Boissel, etc.), antijuifs professionnels, et des «modérés» jugés fréquentables.
Céline est le seul écrivain antisémite à illustrer la catégorie de l’extrémiste non marginal, le seul écrivain célèbre à s’être engagé totalement et explicitement dans la propagande antijuive d’obédience pronazie. A partir de décembre 1937, il fait figure de «nouveau prophète» de l’antisémitisme. Il déchristianise l’antisémitisme en le biologisant, en en faisant une question raciale. Cet antisémitisme racial, antichrétien et conspirationniste ne se confond pas avec l’antisémitisme nationaliste et xénophobe de Charles Maurras ou de Marcel Jouhandeau, ni avec les pointes antijuives qu’on trouve chez les Tharaud ou chez Morand ni avec l’antijudaïsme des catholiques intégristes disciples de Mgr Jouin.
Loin d’être un franc-tireur méprisé, Céline aurait selon vous occupé une place centrale dans les milieux antisémites ou ceux de la collaboration. Laquelle?
P.-A. T. Hautement significatives sont ses relations amicales avec le leader antijuif et pronazi canadien Adrien Arcand (1899-1967) qui l’accueille à Montréal en «invité d’honneur», début mai 1938, à l’assemblée générale de son mouvement, les Chemises bleues.
Cette piste conduit aux contacts internationaux de Céline avec des réseaux nazis ou pronazis, à commencer par l’agence allemande spécialisée dans la propagande antijuive, le Welt-Dienst [Service international], qui soutenait et fournissait en matériaux divers les professionnels français de l’antisémitisme.
A. D. En 1938-1939, Céline fait partie du groupe ultra-minoritaire des antijuifs racistes prohitlériens. Sous l’Occupation, il est la caution et la référence majeure des activistes de l’antisémitisme racial, au point que la figure de l’écrivain s’efface alors derrière celle du guide idéologique. Céline fréquente les collaborateurs Fernand de Brinon et Jacques Doriot, l’ambassadeur allemand à Paris, Otto Abetz, ainsi que son conseiller pour la culture, Karl Epting, qui lui apporte tout son soutien.
Il rencontre aussi de hauts responsables SS − et c’est à notre connaissance une spécificité dans le milieu intellectuel français: Karl Bömelburg, qui dirige la Gestapo en France, Hans Grimm, qui dirige les services de renseignement de la police allemande à Rennes, et surtout Hermann Bickler, dont il est l’ami; ce colonel de la SS dirige à partir de 1943 le bureau VI du Sicherheitsdienst, ou «SD», service des renseignements politiques pour l’Europe occidentale.
L’engagement de Céline sous l’Occupation est polymorphe: rééditions des pamphlets augmentées de photos de propagande souvent indignes, publication des Beaux Draps (1941), lettres ouvertes aux journaux qui poussent à la radicalisation de la politique antijuive, initiative d’une réunion au sommet des leaders collaborationnistes, soutien à la Légion des volontaires français (LVF) et à Doriot. Militant de la haine meurtrière, Céline l’est aussi lors de ses rencontres plus ou moins privées, comme en témoigne l’écrivain Ernst Jünger dans son journal – témoignage invalidé par les biographes, mais dont je montre la très forte crédibilité.
La collaboration de Céline se limite-t-elle à l’écriture?
A. D. Pas seulement. Céline se livre à plusieurs reprises, pendant l’Occupation, à cet «acte de parole» qu’est la dénonciation. Il a bien dénoncé, quoi qu’en disent ou quoi qu’en taisent ses biographes. Les documents sont là, publiés, mais le jugement des admirateurs semble paralysé devant l’évidence des faits.
Sont attestées à ce jour les dénonciations de judéité de six à sept personnes ainsi que deux dénonciations de communistes. La première de ces dénonciations vise, en octobre 1940, le médecin-chef du dispensaire de Bezons (Val-d’Oise), le docteur Hogarth. Céline, à la recherche d’un poste, le dénonce d’abord comme «médecin étranger juif non naturalisé» puis, mieux informé, comme «nègre haïtien [qui] doit normalement être renvoyé à Haïti».
Pour obtenir le licenciement du docteur Hogarth, Céline, qui connaît toutes les ficelles du contexte politique, s’adresse directement aux autorités, à peine nommées par Vichy, chargées du dossier. Il sollicite le président de la délégation spéciale de Bezons, le directeur de la santé publique en Seine-et-Oise, le directeur de la santé à Paris, le secrétaire d’Etat à la famille et à la santé et, par l’intermédiaire d’un ami, le ministre de l’intérieur.
Céline a-t-il été un agent du SD?
A. D. Après-guerre, sur la base des auditions d’Helmut Knochen, chef de la police allemande en France, la direction générale des renseignements généraux identifie Céline comme «agent du SD» dans une liste de 45 noms d’«agents de l’ennemi».
On peut le considérer comme un «agent» par conviction idéologique, disons un collaborateur volontaire des services de police allemands, prêt à apporter ses informations, son avis et ses conseils sur les mesures à prendre. Si aucun document n’atteste qu’il a été directement rémunéré pour des services rendus, il a bénéficié d’avantages divers de la part des autorités allemandes (du papier pour la réédition de ses livres, son invitation en Allemagne pour un voyage médical, sa fuite en Allemagne et son accueil à Baden-Baden, son laissez-passer pour le Danemark en pleine guerre, etc.).
Les auditions et interrogatoires d’Helmut Knochen, entre novembre 1946 et janvier 1947, viennent corroborer les propos, jusque-là isolés, d’Hans Grimm. Ce responsable SS avait déclaré, devant le tribunal de Leipzig, que Céline avait pu obtenir un laissez-passer pour la zone côtière interdite grâce à une recommandation d’Helmut Knochen et qu’il effectuait des missions pour le SD à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine).
Les relations qu’il entretient avec des responsables de la politique antijuive, de la propagande (Institut d’étude des questions juives), du SD ou du Parti populaire français de Jacques Doriot, les conseils de propagande qu’il donne à Fernand de Brinon, l’information délatrice qu’il transmet à Epting, ses visites fréquentes avenue Foch, dans les locaux de la police allemande, sa rencontre avec le chef de la Gestapo, Bömelburg, alors qu’il vient d’apprendre l’extermination en cours des Juifs d’Europe, tout ceci confirme factuellement ces déclarations de responsables SS.
Peut-on sentir son influence après-guerre sur les écrivains d’extrême droite ou dans les premiers balbutiements du négationnisme?
P.-A. T. Auprès de ses admirateurs, qu’ils soient libertaires ou d’extrême droite, Céline a joué un rôle important dans la période de formation du négationnisme en France. Celle-ci est marquée par la parution, en octobre 1950, du livre de Paul Rassinier (1906-1967), Le Mensonge d’Ulysse, dont le bandeau comporte une citation de l’écrivain-prophète: «“Les légendes qui basculent”. Louis-Ferdinand Céline.»
Rassinier lui envoie un exemplaire dédicacé: «En témoignage d’admiration, et de solidarité.» Céline salue aussitôt cet ouvrage fondateur de «l’école révisionniste», préfacé par son ami et admirateur Albert Paraz. C’est dans sa lettre à Paraz datée du 8 novembre 1950 qu’il consacre le doute sur les chambres à gaz: «Rassinier est certainement un honnête homme (…). Son livre, admirable, va faire grand bruit – quand même il tend à faire douter de la magique chambre à gaz! ce n’est pas peu! (…) C’était tout, la chambre à gaz! Ça permettait tout!»
Le chef de file du négationnisme, Robert Faurisson, vieil admirateur de l’homme et de l’auteur Céline, ne cessera de citer sa formule ironique, «la magique chambre à gaz», en faisant son mantra. On ne s’étonne pas de voir aujourd’hui l’idéologue conspirationniste Alain Soral célébrer Rassinier et Céline comme deux maîtres de vérité ayant dénoncé la «vision du vainqueur» légitimée par le procès de Nuremberg.
A quel fond «théorique» puise l’antisémitisme célinien?
P.-A. T. Les pamphlets sont inséparablement anticommunistes et antimaçonniques, plus discrètement antiploutocratiques, et bien sûr racistes, en ce que Céline voit dans la lutte entre Juifs et Aryens le moteur de l’Histoire.
La «poétique» élémentaire qu’il expose dans Bagatelles… est fondée sur un postulat raciste: sa «petite musique» est issue du «fond émotif aryen»; or les Juifs sont «les ennemis nés de l’émotivité aryenne» et l’une de leurs principales visées est de «remplacer l’émotion aryenne par le tam-tam nègre».
On trouve aussi dans les pamphlets des thèmes empruntés aux théoriciens de l’eugénisme, de l’hygiénisme et du darwinisme social, en particulier dans L’Ecole des cadavres (1938), où s’exprime l’obsession de la sélection et de la «purification». Ils baignent dans un imaginaire conspirationniste, centré sur la diabolisation du Juif. Dans L’Ecole…, Céline réaffirme son axiome: «Tout Juif est un préposé de l’or et du Diable!» L’antisémitisme racial, démonologique et apocalyptique de Céline, par sa virulence et son caractère délirant, reste sans équivalent dans le monde littéraire au XXe siècle.
Le rejet par Céline du Front populaire et du communisme, longuement raconté dans «Bagatelles…», a-t-il été déterminant?
A. D. La correspondance de l’année 1936 montre que le Front populaire est à ses yeux une catastrophe. Comme l’extrême droite de son époque, Céline fait le choix, souvent remarqué par les historiens, d’Hitler contre Blum. C’est le mythe de la révolution juive – le «judéo-bolchevisme» − qui fait le pont entre l’antibolchevisme de Mea culpa (1936) et l’antisémitisme pamphlétaire de Bagatelles…
Dans votre ouvrage, vous inversez la perspective habituelle qui consiste, chez ceux «qui sont de bonne foi», à s’étonner qu’un aussi grand écrivain ait écrit d’aussi misérables pamphlets. Pour vous, il convient de s’étonner plutôt qu’un tel homme ait pu écrire un chef-d’œuvre comme «Voyage…». Pouvez-vous justifier ce retournement?
A. D. On est frappé par le fort décalage qui existe entre les pensées ordinaires de Louis Destouches (le vrai nom de Céline) et Bardamu, le protagoniste, lui aussi médecin, de Voyage au bout de la nuit. L’homme qui respecte l’armée et son rôle ne ressemble pas à son personnage, soldat rebelle qui déserte. Par ailleurs, le médecin Destouches, réagissant au vote de la première loi sur les assurances sociales du 5 avril 1928, y voit le signe d’un collectivisme insidieux qui prend peu à peu «le commandement réel de la République».
Il faut selon lui en finir avec notre «humanitarisme désuet et risible», envisager l’hygiène du seul point de vue sérieux, celui de «l’intérêt patronal et son intérêt économique». S’inspirer des pratiques policières pour mettre sur pied «une vaste police médicale et sanitaire» qui irait patrouiller sur les lieux du délit, les lieux de travail.
Cet exemple, parmi tant d’autres, oblige à poser, sur Céline, une question nouvelle: comment cet homme d’ordre, réactionnaire, antihumaniste et antiprogressiste, a-t-il pu écrire Voyage…? Céline confie lui-même la réponse à son ami et confident Joseph Garcin: «Savoir ce que demande le lecteur, suivre la mode comme les midinettes, c’est le boulot de l’écrivain très contraint matériellement, c’est la condition sans laquelle pas de tirage sérieux (seul aspect qui compte).»
Pour réussir son entrée en littérature, l’écrivain a dû s’adapter aux attentes et se mettre à l’écoute de son époque, d’autant plus attentivement qu’il en était éloigné. Cette contrainte n’a pas empêché l’écriture d’un grand roman, elle l’a permise, au contraire.
Critique. L’auteur de «Voyage…» sans édulcorant ni excuses
Céline (1894-1961), l’un des auteurs les plus marquants du XXe siècle, est devenu un pamphlétaire antisémite pronazi à partir de Bagatelles pour un massacre (Denoël, 1937). Mais le contexte de cette «conversion» demeurait suffisamment trouble pour prêter à toutes sortes d’édulcorations, y compris de bonne foi. Dans le passé, les plus laxistes, comme André Gide, ont pu soutenir que Céline n’aurait pas cru à ses propres éructations antijuives tandis que les moins suspects d’indulgence à l’égard de la judéophobie, comme Sartre, l’ont attribuée à la vénalité du personnage.
Avec la somme Céline, la race, le Juif, le philosophe Pierre-André Taguieff, spécialiste de l’histoire de l’antisémitisme, et Annick Duraffour, agrégée de lettres modernes, mettent un terme à ce débat ancien.
Oui, démontrent-ils, Céline a bien cru à ce qu’il écrivait. Sa prose reproduisait jusqu’au plagiat la doxa d’un marigot antijuif dans les années 1930: Urbain Gohier, Henry Coston, Jean Drault et autres obscurs folliculaires auxquels, par sa célébrité, il a servi de chambre d’écho. Contre les tenants de l’antisémitisme politique, notamment les «plumes» de l’Action française Charles Maurras et Léon Daudet, Céline prônait un antisémitisme purement racial. Par sa fréquentation du fasciste canadien Adrien Arcand et des nationalistes flamands et bretons, il est même devenu une figure centrale et internationale au sein de cette tendance d’admirateurs d’Hitler.
Sous l’Occupation, loin d’être en retrait, Céline ne se contente donc pas de noircir du papier. Il moucharde et, comme l’établissent les auteurs, a portes ouvertes au service de renseignement allemand. Après-guerre, il n’oublie ni n’apprend rien. Dans ses écrits «politiques», Céline a donc fait œuvre de militant et non de provocateur. Ce constat devrait suffire à étouffer le rire parfois suscité par le phrasé rabelaisien de Bagatelles. La légende de l’opportunisme littéraire est ébranlée. Céline n’avait pas besoin d’être «payé» pour haïr.