Faut-il rééditer “Mein Kampf”?
Le livre écrit par Hitler tombera dans le domaine public en janvier 2016. Fayard en publiera alors une nouvelle traduction en français, en l’accompagnant d’un appareil critique important établi par un comité scientifique. Dangereux ou éducatif?
La Libre Belgique — “Mein Kampf” sera réédité en français l’année prochaine. Comment accueillez-vous cette annonce?
Joël Rubinfeld — Je n’y suis pas favorable en raison de la charge symbolique qui pèse sur cet ouvrage. Il est la référence idéologique de ce régime qui incarne le mal absolu qu’est le nazisme. C’est là qu’Hitler a annoncé, dès les années 20, les atrocités qu’il allait commettre. Je ne peux donc évidemment pas soutenir une telle publication même si, ne soyons pas hypocrites, on trouve le livre sur Internet depuis longtemps. Maintenant, il s’avère que cette réédition va avoir lieu. Donc il va bien falloir vivre avec.
Comment?
En encadrant cette édition comme il se doit par un préambule pédagogique. C’est ce qui en fera l’intérêt historique. Je pense qu’elle pourrait susciter pas mal de curiosité.
En cela, représente-t-elle un danger?
Je trouve problématique que ce livre soit réédité mais, concrètement sur le terrain, je ne pense pas que la menace vienne de là. Le verbe antisémite contemporain, ce n’est pas dans “Mein Kampf” qu’on le trouve.
Où, alors?
Dans la bouche de certaines personnes comme Dieudonné ou du négationniste Alain Soral: ça, c’est vraiment dangereux. A ce propos, notez que le livre représente précisément un bon moyen de contrer les thèses négationnistes puisque Hitler y exprime déjà son projet à ce moment-là. Un Dieudonné ou un Soral sont bien plus dangereux chez nous, aujourd’hui, dans l’incitation à la haine qu’une réédition de “Mein Kampf”. Je dis bien chez nous. Car, dans de nombreux pays arabes, le livre est un bestseller depuis longtemps. En Turquie, il est numéro 2 des ventes depuis des années et il a un impact important. Cela n’est pas le cas dans nos sociétés européennes où cet antisémitisme-là, que j’appelle “2.0” ou traditionnel, a beaucoup moins de force car on est beaucoup mieux prémuni, éduqué, par rapport à cela. Le danger, ce sont les Dieudonné et les Soral et, pire encore, les manifestations d’antisémitisme plus inconscientes.
Vous ne craignez donc pas qu’une réédition puisse susciter un nouvel élan d’enthousiasme chez nous?
Je ne pense pas, non. Je crois que ceux qui pourraient se sentir enthousiasmés par le livre le sont déjà à la base, qu’ils aient le bouquin ou non. En revanche, il est important d’avoir un questionnement au niveau de la responsabilité qu’on a lorsqu’on réédite un tel ouvrage dans le contexte actuel, où l’on assiste à une augmentation de l’antisémitisme et à la montée de l’extrême droite traditionnelle dans plusieurs pays d’Europe dont la France.
Qu’entendez-vous par “augmentation de l’antisémitisme”?
Il est vrai que, globalement, l’humain n’aime pas l’altérité. En Belgique, il se trouvera facilement des gens qui n’aiment pas les Wallons, d’autres qui n’aiment pas les Flamands, ou encore les Bruxellois: ça fait partie de la nature humaine. C’est latent. Ce qui m’inquiète davantage, c’est qu’à la Ligue contre l’antisémitisme, nous enregistrons une recrudescence du nombre de signalements d’actes antisémites. Nous avons de nouveau un début de pic.
Avez-vous une explication?
C’est clairement en lien avec ce qui se passe à 4000 kilomètres de Bruxelles. Depuis deux semaines, il y a en Israël une résurgence du terrorisme. Ici, nous recevons des signalements de gens qui nous disent avoir reçu sur Facebook des messages comme: “Il faut tuer tous les Juifs, Hitler n’a pas terminé” ou “Regardez ce que les Juifs font aux Palestiniens: il faut se venger”.
Considérez-vous qu’une réédition de “Mein Kampf” constitue une injure aux victimes du nazisme?
Personnellement, je ne réagis pas comme cela, non. Mais je conçois tout à fait que certains survivants puissent être choqués.
PROPOS RECUEILLIS PAR MONIQUE BAUS