La législation contre l'antisémitisme est-elle suffisante?

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Les faits. Plusieurs lois existent aujourd’hui en Belgique pour sanctionner les propos et actes antisémites. La législation est-elle pour autant suffisante, et efficace ? Le critère d’incitation à la haine propre à la Belgique est-il nécessaire ou au contraire limite-t-il les poursuites ? Les peines de travail d’intérêt général souvent indiquées sont-elles les plus appropriées ? Experts et acteurs de terrain nous ont donné leur avis.

À la question «La législation contre l’antisémitisme suffit-elle?», le président de la Ligue belge contre l’antisémitisme (LBCA), Joël Rubinfeld, répond clairement par la négative. «Contrairement à la France, la loi belge ne lie pas le racisme à la nationalité, avec pour conséquence que BDS, par exemple, qui appelle à la discrimination d’un groupe en fonction de sa nationalité, ne pourra pas être considéré comme illégal, alors qu’il l’est en France», regrette-t-il. «Face à l’antisémitisme 3.0 que constitue l’antisionisme, qui a substitué l’Etat à l’individu, il serait nécessaire d’élargir le champ d’application de la loi».

Joël Rubinfeld revient sur la peine de travail d’intérêt général (des visites dans des camps d’extermination) à laquelle a été condamné le député Laurent Louis pour des propos négationnistes: «Cela part d’un bon sentiment, en se disant que face à la réalité, il ouvrira les yeux, mais quand on connaît le personnage, viscéralement antisémite, négationniste et antisioniste, on se rend compte du ridicule. C’est même tout à fait contre-productif, puisqu’il se pare à présent des habits de l’expert pour mieux ‘nazifier’ encore les Israéliens et ‘judéïser’ les Palestiniens».

Joël Rubinfeld s’indigne encore devant le faible nombre de condamnations, «y compris lorsque les faits sont irréfutables et largement médiatisés, comme l’a été en 2014 ce cafetier turc qui avait affiché devant son établissement à Saint-Nicolas (Liège) ‘Chiens autorisés, Juifs interdits’ (en turc, ‘sioniste’ en français), ou encore cette haute fonctionnaire européenne traitée de ‘sale Juive’ et agressée violemment par un autre fonctionnaire à l’été 2015. Une proposition de médiation (refusée) a été faite dans le premier cas. Dans le deuxième, le Tribunal a reconnu les trois chefs d’accusation, et l’auteur des faits a été condamné… à verser 500 euros à la victime et à six mois avec sursis avec une suspension du prononcé pendant trois ans! Faut-il arriver à un mort pour que la Justice réagisse? Le problème se situe tant au niveau du suivi judiciaire que dans les solutions judiciaires apportées. Outre la tolérance zéro qui doit permettre d’instruire chaque plainte, il faut que la législation soit renforcée. Sans quoi le virus de l’antisémitisme continuera de sévir, en s’adaptant aux antidotes pour ne pas tomber sous le coup de la loi».

Pendant la dernière campagne des élections communales, le député bruxellois et conseiller communal DéFI à Forest Marc Loewenstein a lui-même fait l’objet d’attaques antisémites sur ses affiches, son portrait s’étant retrouvé affublé d’une moustache et d’une mèche à la Hitler. «Les sanctions actuelles pour contrer l’antisémitisme sont insuffisantes», affirme le coordinateur du site antisemitisme.be qui recense les plaintes, «d’autant plus que les plaintes ne sont recevables que si l’incitation à la haine peut être démontrée. La marge entre la liberté d’opinion et le délit est très faible», déplore celui pour qui les réseaux sociaux constituent un nouvel enjeu.

«Les auteurs s’expriment parfois de leur vrai nom et sont bien plus identifiables, or les poursuites semblent plus compliquées. En dehors du simple retrait des publications incriminées, je n’ai pas le souvenir d’une quelconque condamnation. On sait malheureusement que perdre un procès en matière de lutte contre l’antisémitisme serait la plus grande délégitimation. Il vaut mieux dénoncer sans punir, que de perdre dans une procédure judiciaire de ce type, le message serait pire», déplore Marc Loewenstein. «Il ne suffit pas que le législatif prenne mieux en compte la réalité d’Internet, il faut que la Justice suive. Et qu’il y ait surtout la volonté politique».

Pour la députée bruxelloise et conseillère communale MR à Ixelles, Viviane Teitelbaum, «il faut revoir la loi de 1981, instaurée pour réprimer les actes inspirés par le racisme ou la xénophobie. Actuellement, quand on est victime d’antisémitisme, on peut porter plainte pour racisme ou négationnisme (lois de 1981 et de 1995), mais pas pour antisémitisme en tant que tel. Les options qui existent dans l’ordinateur dans les commissariats ne permettent pas de ‘cocher’ le terme antisémitisme. Ce qui est inacceptable et peut créer des situations assez pénibles ou affligeantes au commissariat (comme j’en ai vécues personnellement), mais peut aussi par exemple induire en erreur pour les statistiques sur l’antisémitisme. Le critère d’incitation à la haine limite aussi très clairement les possibilités de poursuites, puisqu’il faut pouvoir démontrer une intention de l’auteur d’inciter à la haine ou à la violence antisémite. Une insulte, “sale Juif’ par exemple, n’est pas considérée comme un critère d’incitation. On pourrait garder l’incitation à la haine comme facteur aggravant, mais cela ne peut être le seul critère pour être condamnable. Cet aspect explique aussi sans doute pourquoi le Parquet adopte une attitude peu proactive par rapport à l’antisémitisme».

Viviane Teitelbaum voit «l’avantage pédagogique» des peines de travail d’intérêt général. «Elles peuvent être plus efficaces (s’il n’y a pas récidive !) qu’une peine de prison avec sursis ou une amende modérée», estime-t-elle. «Envoyer quelqu’un qui tient des propos négationnistes à Auschwitz chaque année en l’obligeant à réfléchir et à écrire sur le sujet et le publier sera sans doute soit plus pénalisant soit plus efficace qu’une sanction non prestée».

«‘L’incitation’ à la haine comme condition rend une condamnation certes plus difficile, mais - et c’est primordial - garantit le droit fondamental à liberté d’expression», estime le directeur d’Unia, Patrick Charlier. «Même si le terme utilisé dans la législation française ‘provocation à la haine’ ressemble beaucoup à celui utilisé dans la législation belge, l’interprétation dans la jurisprudence respective est différente. Les condamnations pour racisme sont plus communes en France: le ‘seuil’ pour une condamnation étant moins élevé, cela a comme effet que son impact est également moins estimé. Cela concerne l’ascendance (critère dans la loi qui vise les actes et les propos antisémites), mais aussi tous les autres critères protégés dans la législation (couleur de la peau, orientation sexuelle, handicap, origine, convictions religieuses ou philosophiques…). Des mandataires politiques, animateurs de télévision ou écrivains qui se sont vus condamner ne sont pas autant impactés, alors qu’en Belgique les effets d’une condamnation pour racisme ou antisémitisme sont plus sérieux. Avec des critères plus stricts, on augmente le poids associé à une condamnation», explique Patrick Charlier.

«Pour les délits d’incitation, le dol spécial (l’intention de nuire) doit être prouvé, bien que pour l’infraction à la loi ‘négationnisme’, le dol général suffit», spécifie-t-il encore. 
«Quand on parle de lutte contre l’antisémitisme, il est important de souligner que l’application de la loi contre le négationnisme (1995) ne requiert, elle, que le dol simple et non le dol spécial, ce qui permet des poursuites et des condamnations pour des propos négationnistes sans qu’il faille démontrer une volonté d’inciter des tiers à adopter des comportements particuliers. Les délits de presse à caractère antisémite tombent déjà sous l’exception stipulée dans l’article 150 de la Constitution belge, ce qui veut dire que ces cas peuvent passer devant le tribunal correctionnel et non devant la Cour d’assises».

Pour ce qui relève des peines, «la médiation ou d’autres formes de résolutions alternatives des conflits produisent souvent un résultat plus rapide et en tout cas plus constructif. C’est pourquoi Unia plaide pour un investissement dans ce domaine, compte tenu de la spécificité de cette problématique. En 2012, nous avons commandité une recherche sur les mesures alternatives qui inspire encore aujourd’hui nos actions (notamment en collaboration avec les Parquets)».

PERLA BRENER

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