Antisémitisme: tolérance zéro

Christophe Goossens |


Carte blanche de Christophe Goossens, président de la Commission juridique de la Ligue Belge contre l'Antisémitisme (LBCA), publiée dans Le Soir du 4 juin 2014.


La diffusion d’idées antisémites fait vivre les Juifs dans un climat d’hostilité et de menace. Pour avoir une chance d’éviter la répétition d’attentats racistes et antisémites, il faut réprimer fermement la diffusion des idées racistes et antisémites.

L’antisémitisme n’est pas un crime contre la pensée. Ou plus exactement: ce n’est pas seulement un crime contre la pensée. C’est aussi, et avant tout, un crime contre des personnes de chair et d’os qui, parce qu’elles sont nées juives, sont menacées dans leur vie quotidienne par des idéologues fumeux ou des politiciens paranoïaques. Les propagandistes de l’antisémitisme font vivre les communautés juives dans un climat permanent d’hostilité qui, hélas, donne périodiquement lieu à des passages à l’acte, confirmant ainsi que la menace est bien réelle.

La population a généralement vécu l’attentat du Musée juif comme une horrible tragédie. La communauté juive de Belgique y a cependant vu plus que cela: c’était aussi, pour elle, un risque immédiat, une menace tangible, une source d’inquiétude personnelle. L’après-midi du samedi 24 mai 2014, les familles juives de Belgique se sont pour la plupart demandé avec angoisse si leurs proches étaient bien en sécurité. Les enfants des mouvements de jeunesse juifs ont été évacués dans l’urgence. Dans les jours suivants, toutes les discussions tournaient autour des mêmes sujets. Vas-tu conduire tes enfants à l’école juive lundi matin? Oseras-tu aller à la synagogue? Et toi, iras-tu au barbecue de l’association des parents d’élèves? Faut-il annuler le tournoi sportif de notre club de sport? Toutes questions qui au fond se résument en une seule: puis-je être juif et vivre aussi sûrement que si je ne l’étais pas?

Il est heureux que les autorités politiques et judiciaires aient mesuré la gravité de l’événement et assuré la communauté juive de leur solidarité et de leur protection. Mais cela peut-il suffire? Aujourd’hui, Merah n’est plus seul: il a Nemmouche avec lui, et combien d’autres dans les semaines, les mois et les années à venir? Les Juifs sont-ils condamnés à vivre sous une protection policière permanente? N’est-ce pas là un bien triste privilège?

Arsenal idéologique

On ne peut répondre à ces questions sans s’ouvrir à une évidence: l’auteur de l’attentat n’était pas seulement armé d’une Kalachnikov. Il avait aussi à sa disposition un formidable arsenal idéologique, dans lequel se mêlaient des enseignements religieux djihadistes, une vision complotiste du monde diffusée notamment par Alain Soral et ses affidés, de la propagande anti-israélienne, des chansons, des spectacles et des BD antisémites. Bref, toute une culture qui accuse les Juifs, qu’ils soient d’ici, d’Israël ou d’ailleurs, d’incarner le mal absolu. A leurs yeux, les Juifs, le plus souvent désignés comme «sionistes» selon un code linguistique destiné à masquer leur antisémitisme, sont les nazis du XXIe siècle. Cet indigeste bouillon administré à toute une population en convainc un certain nombre, et parmi eux, il n’est guère étonnant que de temps en temps, il s’en trouve un qui aille au bout des idées qu’on lui a inculquées. Le phénomène est-il ainsi appelé à se reproduire indéfiniment?

Il faut malheureusement croire que oui, à moins que l’on ne change radicalement notre approche de l’antisémitisme. Il est essentiel, me semble-t-il, de prendre la diffusion d’idées antisémites pour ce qu’elle est: un délit qui fait des victimes. Mon expérience d’avocat, notamment de la Ligue Belge Contre l’Antisémitisme, et l’état actuel du droit positif, me permettent de dire que ce n’est malheureusement pas comme cela que les délits racistes sont vus par les autorités judiciaires.

En l’état actuel, un Juif n’est pas recevable à se constituer partie civile lorsqu’on écrit «mort aux Juifs». Il n’a pas, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, d’ «intérêt personnel distinct de l’intérêt général». En d’autres termes, un Juif n’est pas plus victime des discours antisémites que quiconque. L’antisémitisme est un crime sans victime. Une sorte d’atteinte à la morale. Ce n’est pas bien, ce n’est pas beau, certes, mais les Juifs n’ont pas plus de raison de s’en plaindre que tout un chacun. Il est temps de le dire clairement: cette conception ne vaut guère mieux que de l’indifférence, et elle autorise les progrès de l’antisémitisme.

Les antisémites resteront antisémites. Il est illusoire de les convaincre de renoncer à leur haine, qui provient des tréfonds de leur inconscient et ne peut être guérie que par la psychiatrie.

Climat d'oppression

On peut cependant espérer des intellectuels et de tous ceux qui exercent une responsabilité qu’ils se représentent ce qu’est l’antisémitisme dans sa réalité concrète. Cela vaut également pour les autres formes de racisme ou pour l’homophobie. Il faut le rappeler sans cesse: les idées de haine, lorsqu’elles s’expriment publiquement, créent un climat d’oppression inacceptable pour ceux qui en sont l’objet. Il est urgent que ceux qui les diffusent soient traités comme ce qu’ils sont: des criminels. Et qu’on applique à leur égard la meilleure politique criminelle qui soit, celle de la tolérance zéro.