L’antisionisme est-il le paravent de l’antisémitisme?

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DÉBAT Peut-on se dire antisioniste sans être antisémite? Le débat fait régulièrement rage, notamment autour de la politique de l’Etat d’Israël. Nous l’avons ouvert, entre Vincent Engel, professeur à l’Université catholique de Louvain, et Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l'antisémitisme.


L’antisémitisme est-il soluble dans le racisme? La question fait débat alors que s’ouvrent au parlement bruxellois les Assises contre le racisme, comme en témoigne une carte blanche, publiée sur notre site, de la députée MR Viviane Teitelbaum, qui regrette le refus de nommer explicitement la lutte contre l’antisémitisme aux côtés du racisme.

Mais il est une autre question peut-être plus polémique encore, et qui divise jusqu’au sein de la communauté juive: celle de l’antisémitisme et de l’antisionisme.

Dans nos éditions du 9 mars, nous avons publié une interview de Vincent Engel, professeur de littérature à l’UCLouvain et juif de gauche, autour de son livre Le désir de mémoire. Il y expliquait que «l’antisémitisme, c’est un crime, comme le racisme; il y a des lois qui le sanctionnent», mais que «l’antisionisme, c’est une opinion politique; on a le droit d’être antisioniste comme on a le droit d’être antilibéral ou anticommuniste». Et de préciser que si certains utilisent l’antisionisme pour masquer l’antisémitisme, «ce n’est pas une raison suffisante pour que, si l’on a des reproches à faire à l’État d’Israël, on s’abstienne de le faire».

Le 3 avril, il précisait sa pensée dans une tribune titrée «Balance tes nuances», publiée sous la bannière du groupe de réflexion «Carta Academica», dont il est l’une des chevilles ouvrières.

Dans la foulée, Joël Rubinfeld nous envoyait une carte blanche intitulée «Balance ton antisioniste», publiée le 15 avril. Le président de la Ligue belge contre l’antisémitisme affirmait, en substance, que l’antisionisme n’était pas une simple opinion «mais bien le dernier variant en date du virus antisémite: celui qui substitue l’État (juif ) à l’individu (juif ); celui qui crie ‘sale sioniste’ mais qui pense ‘sale juif’; celui qui remplace le salut nazi par la ‘quenelle’ d’un Dieudonné, tête d’affiche du Parti antisioniste».

Plutôt que d’accéder à la demande de Vincent Engel à pouvoir répliquer, nous avons préféré confronter les deux hommes en leur posant cinq questions fondamentales et identiques. Nous déposons leurs réponses comme pièce au dossier.

WILLIAM BOURTON


1. Quelle est votre définition de l’antijudaïsme, de l’antisémitisme et de l’antisionisme?

Vincent Engel – Comme Léon Poliakov, je préfère ne pas faire de distinction entre antijudaïsme et antisémitisme. Pour l’antisémitisme, les définitions de l’IHRA et de la Déclaration de Jérusalem sont pertinentes, mais cette dernière a ma préférence: «L’antisémitisme est une discrimination, un préjugé, une hostilité ou une violence à l’encontre des Juifs en tant que Juifs (ou des institutions juives en tant que juives).»

L’antisionisme était, avant la fondation de l’État d’Israël, l’opposition à ce projet nationaliste, souvent manifestée par des Juifs religieux. Aujourd’hui, il s’oppose à la politique d’annexion, de colonisation et d’expansion du gouvernement israélien à l’encontre des Palestiniens. Il s’oppose aussi à la définition d’Israël comme État juif, reléguant les citoyens israéliens arabes au second rang.

Joël Rubinfeld – L’antisémitisme, au sens générique du terme, est un fléau bimillénaire qui, selon l’époque, sévit sous différentes formes et appellations.

Antisémitisme 1.0: L’antijudaïsme désigne l’hostilité à l’égard des Juifs sur base religieuse. Porté par la théologie de la substitution et irrigué par l’enseignement du mépris, il naît et prospère avec l’essor du christianisme.

Antisémitisme 2.0: L’antisémitisme désigne l’hostilité à l’égard des Juifs sur base «raciale». Il est le fruit amer de la sécularisation de l’Europe aux XVIIIe et XIXe siècles. L’apparition en 1879 du néologisme «antisémitisme» formalise cette évolution.

Antisémitisme 3.0: L’antisionisme désigne l’hostilité à l’égard des Juifs sur base politique. Il nie le droit à l’autodétermination du peuple juif. Il substitue l’État à l’individu. Il remplace le boycott des magasins juifs par celui de l’État juif. Il dit «sale sioniste» mais pense «sale juif».

Ces trois grandes phases historiques de l’antisémitisme interagissent entre elles. Elles se renforcent mutuellement. L’une nourrit l’autre.

2. L’antisionisme est-il systématiquement de l’antisémitisme qui ne dit pas son nom?

Vincent Engel – Certainement pas. Bien sûr, certains cachent derrière leur antisionisme un antisémitisme véritable; mais la logique interdit de tirer une conclusion universelle affirmative à partir d’une proposition singulière affirmative (dire que certains antisionistes sont antisémites ne permet pas de conclure que tous les antisionistes sont antisémites, de la même manière que si certains quadrupèdes sont des chats, tous les quadrupèdes n’en sont pas).

L’antisémitisme est un crime inscrit dans la loi; l’antisionisme est une opinion.

On ne peut pas définir l’antisionisme en partant de la définition du sionisme, d’abord parce que ce dernier est une idéologie qui a évolué, ensuite parce qu’il faudrait alors pouvoir définir l’antisémitisme en partant de la définition du sémitisme… ce qui conduirait à une absurdité.

Joël Rubinfeld – L’antisionisme invente une nouvelle langue et de nouveaux codes pour réintroduire dans la cité le discours antisémite mis en sourdine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La renaissance d’Israël en 1948 est à ce titre l’«incroyable aubaine» dont parlait le philosophe Vladimir Jankélévitch car «l'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite». Désormais le discours antisémite ne se veut plus religieux ou racial, il est politique.

D’un point de vue théorique, on pourrait être antisioniste sans être antisémite, en prônant l’abolition pure et simple de toutes les nations et de leurs frontières. En d’autres termes, en réservant aux 192 autres États membres de l’ONU le même sort que celui assigné à l’État d’Israël par les antisionistes.

3. Jusqu’où peut-on critiquer la politique du gouvernement d’Israël sans être accusé d’antisémite?

Vincent Engel – Si la critique se fait sans argument antisémite imputant cette politique au caractère «juif» de ce gouvernement ou du peuple israélien, autrement dit si elle se fait en fonction des valeurs démocratiques et du droit international, il ne devrait y avoir aucune entrave à la critique de cette politique. Israël a le droit d’exister et les Juifs ont le droit d’y vivre en paix; mais ces droits sont valables aussi pour les Palestiniens.

Et si on retournait le point de vue? Ne faudrait-il pas aussi admettre que certains sionistes radicaux sont antisémites en ce qu’ils ternissent l’image du judaïsme et obligent continuellement les Juifs à se justifier pour des actes qu’ils ne cautionnent pas et qui, à leurs yeux, contredisent les valeurs essentielles du judaïsme?

Joël Rubinfeld – Loin. Très loin. Il suffit de feuilleter un journal israélien, de suivre un débat sur une télévision locale ou de discuter politique avec le quidam à Jérusalem ou Tel Aviv pour s’en rendre compte. Critiquer la politique de son propre gouvernement est le sport qui compte le plus d’adeptes en Israël, plus encore que le football.

Le «Test 3 D de l'antisémitisme» élaboré en 2003 par le célèbre refuznik Natan Sharansky nous aide à tracer la ligne rouge entre la critique légitime d’Israël et l’antisémitisme. En substance, Sharansky explique que la critique d’Israël est a priori légitime mais qu’elle sert de cache-sexe à un antisémitisme inavouable dès lors qu’elle Diabolise, Délégitime ou applique à Israël le Double standard.

4. Être antisioniste, est-ce nécessairement nier le droit à l’autodétermination du peuple juif? Peut-on être pour ce droit en rejetant le sionisme ou cela relève-t-il de l’aporie?

Vincent Engel – À nouveau, certainement pas. De nombreux Juifs, dont je suis, affirment sans la moindre ambiguïté le droit à l’autodétermination du peuple juif, comme pour tous les peuples, tout en critiquant fermement la politique du gouvernement israélien. Pour renverser votre question, être Juif n’implique pas nécessairement d’être sioniste, au sens défini plus haut. Je peux être anticommuniste sans être antichinois. Camus peut être antifasciste et antinazi et, en même temps, écrire des lettres «à un ami allemand», même imaginaire.

Autrement dit, une idéologie, même le sionisme, est une construction intellectuelle; à ce titre, comme toute construction intellectuelle, elle peut être discutée, réfutée, combattue et même niée. Par contre, être juif, chinois, noir, arabe… est un donné d’abord biologique, héréditaire, non choisi, indiscutable, dont l’individu n’est pas responsable.

Joël Rubinfeld – Ceux qui soutiennent le droit à l’autodétermination du peuple juif tout en se déclarant antisionistes – croyant ainsi manifester leur opposition à la politique de l’État d’Israël – se fourvoient. Ce faisant, ils cautionnent involontairement l’antisémitisme contemporain qui progresse sous ses nouveaux atours.

Je suis conscient qu’il règne une certaine confusion autour de la notion de «sionisme», confusion essentiellement alimentée par les milieux d’extrême gauche et la mouvance islamiste. Mais les mots ont un sens. On ne peut à la fois soutenir le droit à l’autodétermination du peuple juif et en même temps se dire antisioniste, c’est-à-dire contester ce même droit…

5. Faudrait-il intégrer les précisions sémantiques ci-dessus dans la loi belge contre le racisme et la xénophobie de 1981, voire dans une charte européenne/onusienne?

Vincent Engel – En aucun cas! Pour ma part, je suis tout prêt à abandonner le terme d’antisionisme. Je veux bien qu’on parle d’antibibisme, d’anticolonialisme, ou simplement de défense des droits humains. Le souci, c’est l’instrumentalisation du terme, à laquelle contribue la définition de l’IHRA. Je veux bien croire que c’est contraire aux intentions de la majorité de ses auteurs, mais il y a des personnes qui veulent ou voudront tirer le document dans une direction extrême qui n’est pas l’intention originelle.

Pourquoi? Parce que si l’antisionisme est assimilé à l’antisémitisme, si les opposants à la politique d’Israël sont taxés d’antisionistes ou se revendiquent tels, cela conduit à les criminaliser, ce qui est intellectuellement et moralement inacceptable. Ce sont les régimes totalitaires qui déclarent criminels celles et ceux qui s’opposent à l’idéologie dominante.

Joël Rubinfeld – En 2016, l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) – organisation intergouvernementale qui regroupe 34 pays, dont la Belgique, et qui a pour objet de lutter contre l’antisémitisme et le négationnisme – adopte la «Définition opérationnelle de l’antisémitisme».

Cette définition, accompagnée de 11 exemples, est une mise à jour majeure du logiciel de la lutte contre l’antisémitisme, dans la mesure où elle intègre dans son champ d’application les manifestations du dernier variant en date du virus antisémite.

La définition de l’IHRA devrait dès lors servir de grille d’analyse aux procureurs du Roi lorsqu’ils sont confrontés à des dossiers relevant de l’antisémitisme.

C’est donc plus un changement de la pratique judiciaire que de la loi qui est nécessaire pour tenter d’endiguer la pandémie antisémite qui prolifère et tue à nouveau sur le continent européen.

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