“Un exode des Juifs a commencé en Belgique”
Depuis plusieurs années, les 40.000 Juifs de Belgique assistent à une recrudescence de l’antisémitisme. Les propos décomplexés de Dieudonné ou l’attentat commis au Musée Juif le 24 mai dernier ne seraient que la pointe visible de l’iceberg. Pour Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme (LBCA), il faut se dépêcher d’agir.
La Libre Belgique — Vous insistez sur la nécessité d’une réaction urgente face à la montée de l’antisémitisme. Pourquoi?
Joël Rubinfeld — Il ne s’agit pas simplement d’une réaction après l’attentat du Musée juif. Chaque année, une centaine de plaintes pour dénoncer des actes antisémites sont enregistrées en Belgique, et dans les faits, leur nombre est bien supérieur. L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne a publié il y a quelques mois une étude sur la discrimination et les crimes contre les juifs en Europe. Il en est ressorti que la Belgique était, juste après la France et la Hongrie, l’un des plus mauvais élèves. Dans notre pays, 28% des personnes [qui ont répondu au sondage] disaient avoir été la cible au cours des douze derniers mois d’insultes verbales, de harcèlement ou d’attaques physiques pour le simple fait d’être juif, et 40% affirmaient qu’ils envisageaient d’émigrer parce qu’ils ne se sentent plus en sécurité ici en tant que juifs. Ce sont des tendances que j’observe moi-même autour de moi, dans la communauté. Un exode des Juifs a commencé.
Qui sont ces Juifs qui quittent la Belgique?
Ce sont avant tout les jeunes qui, au moment d’entamer leurs études supérieures, décident d’aller aux Etats-Unis, au Canada ou en Israël. De nombreux retraités choisissent également de quitter le climat devenu oppressant en Belgique. Il est encore impossible de chiffrer cet exode silencieux, mais c’est un phénomène présent dans tous les pays d’Europe. Vous savez, mon arrière-grand-père a fui la Russie à cause d’un pogrom. Mon grand-père a quitté la Pologne pour les mêmes raisons. Mon père, né en Autriche en 1928, est venu se réfugier en Belgique au début de la guerre. Je pensais être le premier de la lignée à naître et mourir dans le même pays. Mais je constate que l’avenir des Juifs belges est aujourd’hui incertain.
Comment se traduit cette résurgence de l’antisémitisme?
Sur les réseaux sociaux, les forums ou les sites de journaux, c’est le défouloir, raciste et antisémite. D’ailleurs, ce sont les deux facettes d’un même sourire grimaçant. Or, toute l’histoire nous montre que le passage à l’acte est toujours précédé d’une libération de la parole. Il y a déjà des agressions physiques, du harcèlement. Les rabbins se font cracher dessus ou frapper lorsqu’ils marchent en rue. On ne peut plus se promener dans certains quartiers avec son étoile de David autour du cou sans fermer le dernier bouton de sa chemise. Au Maroc, dont est originaire ma mère, je me sens plus en sécurité que dans ma propre ville, où je suis né il y a quarante-six ans. Où est passée l’insouciance?
Quand la situation a-t-elle commencé à se dégrader?
On peut en dater précisément le début: c’était la dernière semaine de septembre 2000, lorsqu’a éclaté la seconde Intifada. Les images du jeune Mohamed Al Durah, mort dans les bras de son père sous des balles soi-disant israéliennes, ont fait le tour du monde avec ce message: l’armée de l’Etat juif tue des enfants. C’est une image qui renvoie au mythe fondateur de l’antisémitisme, les Juifs comme le peuple qui a tué le fils de Dieu, qui a alimenté l’histoire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Quelques jours après, des rabbins de Bruxelles subissaient les premières agressions. Plus tard, ce sont les synagogues qui ont été prises pour cible. Depuis lors, ça n’a jamais arrêté. Les statistiques sur les actes antisémites augmentent d’année en année. Et à chaque fois que des troubles émergent dans l’actualité du ProcheOrient, il y a un pic d’antisémitisme.
C’est le cas actuellement, depuis la reprise du conflit entre Israël et Gaza il y a quelques jours?
Tout à fait. Le conflit israélo-palestinien est le seul des 26 conflits en cours à travers le monde actuellement qui soulève des foules en Belgique. Non pas parce qu’elles sont pro-palestiniennes, mais bien parce qu’elles sont anti-israéliennes. La preuve, c’est qu’on n’a jamais vu autant de gens manifester contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, par exemple. La semaine dernière, lors d’une de ces manifestations devant les institutions européennes, j’ai repéré une pancarte ayant l’inscription: “Boycott anti-juif”. On voit bien le glissement sémantique qui s’est opéré dans la tête des gens. Il s’agit de plus qu’Israël, il s’agit des Juifs. Ce slogan, il est connu, c’est le même que l’on voyait en Allemagne en 1933: “Kauft nicht bei Juden.” Comment cela peut-il se produire dans les rues de Bruxelles en 2014? Nous allons introduire une plainte et interpeller le bourgmestre à ce sujet.
Il y a, selon vous, une responsabilité politique?
Bien entendu. L’attitude politique est non seulement insuffisante. Elle est parfois lâche. Le 11 janvier 2009, lors de la manifestation nationale pour protester contre l’intervention israélienne à Gaza, on avait vu dans le même cortège une ribambelle de politiques, dont André Flahaut, Isabelle Durant ou Philippe Moureaux, des panneaux “Juif=nazi” [et entendu scander] “Mort aux Juifs”. La non-réaction des responsables politiques face à la montée de l’antisémitisme illustre la déliquescence de l’Etat de droit. L’antisémitisme est le signe d’un cancer de la société, et le départ d’une partie de la population belge, les Juifs, est annonciateur d’un problème beaucoup plus vaste, qui concerne tous les Belges.
Concrètement, qu’attendez-vous de la part du monde politique?
D’une part, la tolérance zéro. Ça ne règle pas tous les problèmes,mais ça évite les passages à l’acte. L’impunité qui règne sur Internet est inadmissible. D’autre part, il faut une prise de conscience publique, par des paroles et des actes de la part de personnalités politiques de premier plan. Je demande au prochain gouvernement de faire de la lutte contre l’antisémitisme une cause nationale, comme en France.
PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE GILLIOZ