L'athénée Emile Bockstael «judenfrei»
Victime de harcèlement, une adolescente juive a dû quitter l'athénée Emile Bockstael, à Laeken. Un échec à mettre au compte d'un antisémitisme ordinaire que les autorités bruxelloises sont impuissantes à maîtriser.
Dans cet établissement secondaire de la Ville de Bruxelles, à Laeken, il n'y a pas eu de manifestations ni de pétition pour s'inquiéter de l'absence de Sarah (prénom d'emprunt), lors de la rentrée de septembre 2014. A 15 ans, elle aurait dû être en 4e latin-sciences avec tous ses camarades. C'était la dernière élève juive de l'athénée Emile Bockstael. Elle a rejoint la cohorte de ces jeunes juifs forcés, pour des raisons de sécurité, de migrer vers l'enseignement libre confessionnel. Le réseau public ne parvient plus à garantir le «vivre ensemble» entre ses murs. Du coup, les trois grandes écoles juives de la capitale sont submergées de demandes mais n'ont pas les moyens d'accueillir 30 ou 40 nouveaux élèves par an, surtout lorsque ceux-ci arrivent en cours d'année scolaire. La question se pose: doivent-elles s'agrandir alors que de nombreuses familles juives doutent de leur avenir dans le royaume de Belgique? L'opinion publique et le pouvoir politique se mobilisent-ils vraiment contre l'antisémitisme? Beaucoup d'incertitudes planent.
Comme avant-guerre mais avec des variantes (l'existence de l'Etat d'Israël et le conflit israélo-palestinien), les membres de cette communauté représentent une toute-puissance fantasmatique: celle du lobby juif, une sorte de gouvernement mondial. Mais une puissance toute théorique. Isolés, les jeunes juifs ne font pas le poids. Sarah l'a expérimenté, et ses frères avant elle. Sa famille habite – plus pour longtemps, la maison est à vendre – dans un quartier tranquille de Laeken, à deux pas de l'athénée. La décoration chaleureuse trahit l'origine marocaine du père. La mère est d'origine ashkénaze polonaise et française pied-noir d'Algérie. La famille est observante et très impliquée dans la communauté. Ce qui n'empêche pas l'ouverture aux autres. «J'aurais voulu que ma fille ait des amis de tout bord, confie sa maman. Moi-même, j'ai fait mes études à Bockstael. On était davantage de juifs, il n'y avait pas de problème. Aujourd'hui, j'en arrive à me culpabiliser de l'avoir laissée dans cette fosse aux lions.» Car, comme tous les enfants, Sarah ne lui avait pas raconté les petites vexations qu'elle subissait au quotidien de la part de certains camarades musulmans.
Les événements s'accélèrent
Tout s'est emballé après l'attentat antisémite du musée juif de Belgique, le 24 mai 2014. Le 30 mai, une minute de silence a été observée dans tous les treize établissements secondaires de la Ville de Bruxelles en mémoire des quatre victimes de Mehdi Nemmouche. Le bourgmestre Yvan Mayeur (PS) et son échevine de l'Instruction publique, Faouzia Hariche (PS), ont fait lire un très beau texte sur les valeurs de l'enseignement bruxellois. Cela n'a pas empêché un élève de Bockstael d'écrire sur son mur Facebook: «Si j'avais été là, j'en aurais tué plus.» Il a été renvoyé immédiatement. Le préfet des études a convoqué tous les parents des élèves qui avaient approuvé cette phrase. La direction de l'école n'a pas transigé.
Ensuite, la vie a repris son cours. Vint le Mundial. A 14 ans, on ne réfléchit pas. Sarah s'est affichée sur Facebook grimée aux couleurs de la Belgique, un drapeau tricolore sur les épaules et un autre, israélien, entre les mains. C'est l'époque de l'opération Bordure Protectrice: l'armée israélienne pilonnait la bande de Gaza en réponse à des tirs de roquettes du Hamas, faisant des centaines de victimes. Un tombereau de 288 messages d'insultes et de menaces s'est abattu aussitôt sur le Facebook de la jeune fille, certains émanant de ses camarades de classe, d'autres d'amis de ceux-ci, que la gamine ne connaissait même pas. C'était l'incident de trop. Ses parents décident alors de la retirer de Bockstael, comme ils l'avaient déjà fait pour leurs deux fils, des jumeaux âgés aujourd'hui de 23 ans, et pour le même genre de raison: des intimidations à caractère antisémite. Seul l'aîné de leurs trois fils avait pu terminer ses études dans cet établissement bruxellois en suivant le cours de religion juive. C'était une autre époque, une autre population scolaire. Les parents ont choisi la morale laïque pour les enfants suivants, par souci de discrétion. L'épisode Facebook a réactivé leur sentiment d'être victimes d'une injustice, abandonnés. Le 20 août, la mère de Sarah laisse parler son cœur dans un courriel adressé à l'échevine de l'Instruction publique. L'objet est dénué d'ambiguïté: «Changement d'école pour cause d'antisémitisme». Son appel reste sans réponse.
Montée du communautarisme
L'affaire aurait pu en rester là si des élèves de Bockstael n'avaient continué à harceler Sarah. Le 10 septembre, la jeune fille reçoit sur son mobile une photo qui montre X, un ancien condisciple, faisant le salut nazi et mimant une moustache hitlérienne avec l'index et le majeur, le tout accompagné d'un message: «X dit que ton cul manque un peu.» Son père dépose alors plainte à la police locale de Bruxelles-Capitale-Ixelles. Il cite les trois garçons qui auraient agi ensemble: le propriétaire de l'appareil qui a envoyé la photo, l'ado X présent sur celle-ci et un troisième, rapidement mis hors de cause. Harcèlement, racisme et antisémitisme: aux yeux des policiers, les faits sont le signe d'une montée du communautarisme, en plus d'être caractéristiques de la cruauté adolescente. Ils convoquent et auditionnent les suspects. En général, pour de telles causes impliquant des mineurs, la justice privilégie des modes alternatifs de résolution des conflits. Ainsi, en juin 2014, le parquet de Bruxelles a classé sans suite l'affaire de la petite Océane, une gamine juive molestée par un groupe de camarades de l'athénée des Pagodes, à Laeken, en 2011. La fille la plus agressive a été renvoyée de son école. Le parquet avait proposé une conciliation entre les parties. Le père d'Océane a refusé. Son amertume est immense.
La direction de Bockstael a réagi sans tarder. «Le préfet des études a fait plus que ce qu'il pouvait», affirme la mère de Sarah. Il a d'abord envisagé le renvoi pur et simple des fautifs. Puis, il a décidé de leur laisser une dernière chance : deux jours d'exclusion, un retrait de points de comportement, la rédaction d'un travail de réflexion sur le principe de la tolérance religieuse, avec menace d'exclusion immédiate en cas de récidive. Il a aussi proposé que les familles se rencontrent. Une seule a saisi la perche. Ce couple de parents (dont l'un des deux est conseiller communal à la Ville de Bruxelles) s'est présenté, avec enfants, au domicile de Sarah. «Les parents se sont excusés et ils ont eux-mêmes puni leur fils, souligne la mère de Sarah. On a beaucoup discuté. Ils étaient de bonne volonté.»
Le sentiment d'injustice est le plus fort
Certes, il avait été convenu d'en rester là, mais le sentiment d'injustice a été le plus fort. «Pourquoi ma fille doit-elle leur laisser sa place?», se rebelle la mère de Sarah. Son mari est tout aussi résolu à ne pas enterrer l'affaire, pour le principe. Après réflexion, ils ont pris contact avec Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l'antisémitisme (LBCA). A peine sorti de sa campagne contre la venue à Bruxelles du prédicateur koweïtien antisémite Al-Suwaidan, celui-ci s'est mobilisé à nouveau. «Sarah a subi une double peine, analyse-t-il. Elle a dû quitter l'école et elle est réduite au silence. C'est un drame humain pour elle comme pour ses parents. Sur le plan collectif, c'est aussi un symbole: l'athénée Emile Bockstael est désormais judenfrei, il n'y a plus d'élèves juifs. Le brassage d'enfants d'origines différentes dans les écoles de Bruxelles était pourtant une bonne chose. Moi-même, j'ai bénéficié de cette mixité à Dachsbeck. Cela permet d'humaniser l'autre, de le dédiaboliser. Aujourd'hui, les élèves d'une grande école bruxelloise n'auront plus l'occasion de rencontrer un de leurs camarades juifs. C'est grave. On en payera les conséquences dans quinze ou vingt ans.»
Un premier contact, d'abord épistolaire, a lieu entre le président de la LBCA et Faouzia Hariche, échevine de l'Instruction publique. Commence alors une valse à plusieurs temps. La toile de fond est sans équivoque: la Ville de Bruxelles s'est engagée institutionnellement contre le racisme et l'antisémitisme. Mais de la parole aux actes, il y a une marge pour plus ou moins de sensibilité. Aujourd'hui, Faouzia Hariche est désolée d'avoir laissé le mail de la mère de Sarah sans réponse: «Je n'ai pas vu ce courrier, explique-t-elle. Il a sans doute été noyé dans la masse de ceux que j'ai découverts à mon retour de vacances, le 25 août.»
L'échevine répond immédiatement au mail de Rubinfeld, le 18 novembre. Faouzia Hariche affirme avoir appris avec regret le départ de Sarah, le 20 août, et avoir «immédiatement» chargé son inspection scolaire d'une enquête à l'athénée Bockstael. L'inspecteur est descendu sur les lieux le 17 novembre, jour où devait avoir lieu un contact entre Le Vif/L'Express et le préfet des études, lequel s'est, dès lors, dérobé à toute question. On peut toutefois imaginer que l'intervention de la LBCA et l'investigation du Vif/L'Express ne sont pas étrangères à cette réaction «rapide». Dans son courriel, l'échevine s'inquiète de possibles «débordements médiatiques» (alors que pas une ligne n'était sortie sur cette affaire) au préjudice de la «mission pédagogique des enseignants de l'établissement qui travaillent pour une ‘école ouverte à tous’». Plus grave: elle prête à Sarah un rôle provocateur avec bien plus de force qu'elle ne condamne ses harceleurs présumés. «S'il est vrai que les faits reprochés aux camarades de classe étaient avérés, l'enquête a démontré, malheureusement, que Sarah a tenu des propos anti-palestiniens inacceptables.» D'où sort-elle cela? Sarah était discrète. Vu la configuration de sa classe, majoritairement pro-palestinienne, l'inverse eût été téméraire.
Le 8 décembre a lieu une réunion entre Faouzia Hariche, son chef de cabinet, le préfet des études de Bockstael, le directeur général de l'Instruction publique, le président de la LBCA et la famille de Sarah. En séance, l'échevine s'excuse pour la phrase incriminant injustement Sarah. Elle attribue son erreur au fait qu'elle aurait pris pour argent comptant la version des garçons, telle qu'elle lui a été rapportée. «J'ai été mal informée, se plaint-elle. Il ne peut pas y avoir la moindre banalisation de l'antisémitisme.» A la fin de l'entretien, l'échevine et la mère de Sarah se sont serré la main. Une nouvelle réunion a été programmée ce 8 janvier. L'échevine y a annoncé son intention d'avancer au début du cycle secondaire la formation au respect de l'autre qui est généralement dispensée en début de 4e année. «En y insistant plus fort», promet-elle.
MARIE-CÉCILE ROYEN